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Article paru dans Le Monde du 2 mai 2006

 

Le regroupement familial menacé

"le Monde", 2 mai 2006

 

Comme ceux qui l’ont précédé, le nouveau projet de loi relatif à l’immigration et à l’intégration comporte une multitude de dispositions techniques, les unes de nature libérale, la majorité de nature restrictive.

Quelques mesures vont améliorer la situation de certaines catégories d’étrangers : les saisonniers bénéficieront d’une carte de travail de trois ans ; les étudiants de niveau mastère seront mis en possession d’une carte nouvelle ("compétences et talents") et les chercheurs se verront accorder une carte de séjour temporaire "scientifique". Le rapport Saraswati, de l’ancien Commissariat général du Plan, après avoir pointé le déclin de l’attractivité de la France à l’égard des étudiants et chercheurs, avait également suggéré, dans un contexte de compétition mondiale accrue pour les attirer, d’alléger les contraintes administratives à leur égard.

Les centres d’accueil pour demandeurs d’asile (CADA) voient également leur rôle reconnu par la loi et il faut souhaiter que le gouvernement accorde à ce dispositif d’accueil toute l’importance qu’il revêt afin d’offrir à tout demandeur d’asile la possibilité de reprendre force et faire valoir ses droits.

A côté de cela, le projet comporte une série de dispositions qui vont aggraver la situation des étrangers dans notre pays :

-  l’obligation de bénéficier d’un visa de long séjour pour solliciter une carte de séjour temporaire, les consulats devenant hors de France les points de sélection de l’immigration ;

-  l’obligation de souscrire le contrat d’accueil et d’intégration, jusqu’ici facultatif ;

-  l’adjonction d’une condition relative à l’intégration, définie de façon très subjective, pour toute demande de titre de séjour ou de regroupement familial qui va rendre totalement discrétionnaire leur délivrance ;

-  la suppression de la délivrance de plein droit de la carte temporaire aux étudiants ayant résidé plus de dix ans en France ;

-  la consolidation dans notre droit de la notion de "pays d’origine sûr" qui, introduite en 2003 dans l’attente d’une liste européenne, aboutit à priver de chances sérieuses d’accéder à l’asile les ressortissants d’un certain nombre de pays alors que l’Union européenne n’est pas parvenue à se mettre d’accord sur cette liste commune ;

-  le renforcement des exigences en matière de stabilité de la vie commune depuis le mariage pour l’accès au séjour et à la nationalité. Ce qui n’a pas de sens et sera lourd de menaces pour un certain nombre de couples qui ne sont pas de complaisance.

Plus fondamentalement, ce projet infléchit la conception du regroupement familial qui a cours dans notre pays. Dès la fin des années 1970, nous avons admis que l’immigration ne pouvait pas se limiter aux hommes mûrs célibataires et que les immigrés avaient vocation à vivre en famille. Reconnu comme un droit constitutionnel après avoir été consacré par la Convention européenne des droits de l’homme, le droit de mener une vie familiale normale était subordonné à une double condition tenant aux caractéristiques du logement et au niveau des ressources, au nombre desquelles les prestations sociales hors allocations familiales.

Les prestations sociales ne seront plus prises en compte dans le calcul des ressources et les conditions traditionnelles du regroupement familial seront durcies ; s’ajoutera, on l’a vu, une condition d’intégration, aux contours mal définis ; et le délai de séjour à partir duquel il sera possible de demander le regroupement sera porté à dix-huit mois. Compte tenu du délai de la procédure, l’étranger devra souvent attendre trois ans avant d’être rejoint par sa famille : est-ce encore compatible avec le droit de mener une vie familiale normale ?

Le SSAE (Service social d’aide aux émigrants) s’est constitué dans les années 1920, sous l’impulsion de personnalités féminines comme Lucie Chevalley, du Conseil national des femmes françaises, première présidente du SSAE, pour aider les étrangers à reconstituer en France leur cellule familiale. Elles portaient la conviction, comme Alexandre Parodi, vice-président du Conseil d’Etat et l’un de ses successeurs à la tête de l’association, que les étrangers ont un droit imprescriptible à vivre en famille comme les nationaux.

A l’heure où le gouvernement souhaite mettre l’accent sur l’intégration des étrangers dans la société française, comment expliquer qu’il remette en cause le premier vecteur d’intégration sociale que constitue la vie en famille ?

L’arbitraire qui prévaudra en matière de regroupement familial, puisqu’il aura cessé d’être un droit à peu près balisé, et la précarité où seront plongées les familles étrangères font que le SSAE s’élève contre un projet de loi qui tourne résolument le dos au modèle que notre société a choisi, depuis la fin des années 1970, d’offrir aux étrangers, celui de mener une vie familiale normale.

Changer l’ordonnance du 2 novembre 1945 pour la trentième fois un an avant l’élection présidentielle de 2007 à des fins électorales ne justifie pas de telles entorses au pacte républicain.

par Stéphane Hessel, ambassadeur de France ; Pierre Lyon-Caen, magistrat honoraire ; Catherine Wihtol de Wenden, directeur de recherches CERI-CNRS

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